Après les arrestations dans l’affaire dite de Tarnac, le 11 novembre 2008, trente-deux personnalités s’interrogeaient dans Le Monde : « Les lois d’exception adoptées sous prétexte de terrorisme et de sécurité sont-elle compatibles à long terme avec la démocratie ? »
C’était poser bien tard une question mal formulée. En effet, à moins de considérer la « démocratie » comme une abstraction morale et non pour ce qu’elle est - un mode de régulation politique du capitalisme -, force est de constater qu’elle s’est nourrie d’un arsenal législatif « antiterroriste » sans cesse enrichi, surtout depuis 1986. En 2008, à l’heure où les signataires semblent le découvrir, cet arsenal a vingt-deux ans d’âge et il se confond avec le système démocratique qui l’a engendré, dans un consensus politique qui, avec le temps, approche la perfection de l’Union sacrée.En 1982, après une série d’attentats, le secrétaire d’État à la Sécurité publique Joseph Franceschi proposait de faire du « terrorisme » la métaphore d’une vie sociale où chaque être humain devrait craindre son semblable comme un prédateur, mais d’où la violence de classe aurait miraculeusement disparu : « Les agressions contre les personnes âgées et les femmes seules, vols divers, cambriolages, en bref toutes les atteintes aux personnes et aux biens [font partie] du terrorisme au quotidien. » Sachons lire entre les lignes : qualifier de « terrorisme » le vol à la tire, les graffitis ou le tapage nocturne, c’est associer dans l’esprit du public le poseur de bombes, l’étranger et le jeune. Ces trois « figures dangereuses » - au sens où l’historien Louis Chevalier parlait des « classes dangereuses » - resteront étroitement mêlées dans les décennies suivantes. Le durcissement de l’arsenal « antiterroriste » s’accompagnera d’une répression accrue de l’immigration et de la délinquance des mineurs. Il ne s’agit pas simplement de phénomènes concomitants, traduisant un raidissement autoritaire de la société, mais bien d’une stratégie sociale cohérente qui, comme nous le verrons par de nombreux exemples, s’annonce comme telle, et que nous nommons terrorisation .C’est qu’en effet les gouvernants ne se contentent pas de « terroriser les terroristes », selon la formule attribuée au ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, qui en usa en 1986. Il n’en est pas l’inventeur, puisqu’elle se trouve sous la plume du démocrate chrétien Georges Bidault, en 1937, après une série d’attentats à la bombe, fascistes ou d’extrême gauche. Vieille rodomontade, donc, qui inspira, dès la deuxième moitié des années 1930, des mesures contre l’immigration clandestine.On le sait, la bourgeoisie moderne a noyé les valeurs traditionnelles de compassion et d’entraide dans les eaux glacées du calcul égoïste, mais l’objectif qu’elle s’assigne c’est faire de la vie entière un objet de gestion économique. Las ! la « politique du chiffre » est parfois trop claire. Le gouvernement ayant affiché, pour l’année 2011, un objectif d’interpellations d’aidants au séjour irrégulier d’étrangers « supérieur à 5 500 », le ministre Éric Besson dut, pour obscurcir une telle clarté, produire au plus vite des mensonges contradictoires entre eux. L’État ne s’en était jamais pris qu’aux passeurs ! Notons, avant d’y revenir à propos de la terrorisation des immigrés, que l’objectif de plus de 5 500 interpellations se combinant avec celui, pour la même année, de 30 000 reconduites à la frontière, suppose au moins un passeur pour six clandestins, rapport qui fera pâlir d’envie les personnels de l’Éducation nationale... N’étaient les dramatiques implications pour des êtres de chair et de sang de ces délires policiers et comptables, on serait tenté d’en rire. Mais, comme le dit un Premier ministre dans Hamlet : « Quoique ce soit folie, il y a pourtant en elle de la méthode ».Nous tenterons, dans les pages qui suivent, d’apporter quelques éléments d’analyse de cette folie, de sa méthode et de ses conséquences.