À l’automne 2012, certains d’entre nous ont vu au musée d’Art contemporain de Barcelone (MACBA) l’essai vidéo d’Angela Melitopoulos et Maurizio Lazzarato intitulé Déconnage, consacré au psychiatre républicain exilé en France, François Tosquelles. Dans l’entretien – réalisé par François Pain, Danielle Sivadon et Jean-Claude Polack – qui forme le cœur de cet essai, Tosquelles parle des expériences collectives de transformation des institutions qu’il a menées durant la seconde République et la guerre d’Espagne puis au cours de la Seconde Guerre mondiale dans la France occupée.
Soigner les institutions psychiatriques héritées du XIXe siècle, soigner les malades en soignant l’institution, tel fut l’impensable projet de Tosquelles – en partie inspiré des thèses du psychiatre allemand Hermann Simon. Soigner l’hôpital, soigner les établissements, les administrations, les relations et le milieu, pour remédier aux causes de la maladie mentale. Transformer l’ensemble des institutions en crise : les institutions du travail, par la mise en place d’instituts de formation professionnelle ; les institutions de maternage, par le biais des instituts de puériculture ; les institutions politiques, par l’engagement : dans le film il évoque ses années de militantisme anarcho-syndicaliste au sein du Bloc ouvrier et paysan (BOC), puis au Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) en Catalogne ; et enfin celles de sa coopération avec la Résistance française.
Dans Déconnage, Tosquelles parle de psychiatrie, des coopératives et des syndicats qui, sous la République catalane, s’organisèrent pour pallier l’absence de réseaux de santé publique. Il mentionne ses expériences de « psychiatrie amateur » pendant la guerre d’Espagne, il rappelle l’improvisation, l’urgence, la fin du monde, et la création d’un monde. Plutôt que d’analyse privée ou, comme il dit, « de clientèle », il parle de « psychanalyse de l’institution », du lien entre la pratique psychanalytique et les langues étrangères, de l’inconscient, de l’accent et de l’intonation. De la voix comme matière. De la posture du corps et de la marche. Des mères qui chatouillent les pieds de leurs enfants, puisque ce sont les pieds qui conduisent quelque part. Et d’une façon de concevoir la psychiatrie à la fois comme une forme d’anticulture et comme une pratique inscrite dans un paysage.
Mais de ce dont il était question dans Déconnage, la plupart d’entre nous n’en savaient rien. Nous ne connaissions ni le nom de Tosquelles, ni a fortiori ses expériences politiques et cliniques. Ce livre et les recherches qui l’ont rendu possible sont nés de cette ignorance. Ils sont nés de l’absence de Tosquelles dans l’imaginaire collectif, catalan comme espagnol. Nous ne savions rien de lui et nous voulions savoir, l’écouter, le lire. Nous voulions que l’héritage oublié de François Tosquelles nous parle d’un passé que nous méconnaissions, mais aussi d’une aventure collective au présent, qui parlerait de nous : de nos institutions malades et de nos malades ; de pratiques institutionnelles expérimentales qui nous permettraient d’imaginer, aujourd’hui, d’autres façons de vivre et de refaire la vie dans nos institutions sans être condamnés à y être toujours, et seulement, en guerre.
Une série d’expériences collectives conduisit Tosquelles à imaginer, à l’avant-garde de la psychiatrie, des institutions ouvertes. Des institutions qui rendent vivables les anciens espaces d’enfermement et qui humanisent les vies laissées pour compte ; des institutions traversées par des pratiques politiques en lutte contre les fascismes des années 1930 et 1940 et, dans la seconde moitié du XXe siècle, contre les nouveaux visages de la dépolitisation ; des espaces d’expérimentation artistique, littéraire et pédagogique, investis dans un esprit antiautoritaire. Aussi, et surtout, des institutions ouvertes sur des lieux où les patients puissent s’inscrire et vivre, en les transformant. Cette ouverture a permis à Tosquelles de repenser l’hôpital de campagne, le camp de réfugiés, la clinique privée comme l’hôpital psychiatrique public ; d’en redessiner les murs et les limites, le centre et les marges. Elle a créé des liens entre les pratiques politiques, médicales, artistiques et la vie matérielle dans les fermes, les jardins fruitiers et potagers, les périphéries.
L’institution ouverte a donné lieu à une approche du soin par la « géo-psychiatrie », au travail autogéré, à la création de coopératives de malades et à un principe de formation perpétuelle des uns par les autres. Elle a suscité la circulation de la parole dans l’assemblée, dans les collectifs de théâtre et de cinéma ; elle fut à l’origine de la rédaction de journaux muraux, de la création de publications internes imprimées à l’hôpital, de débats sur l’art brut, son marché et les formes d’appropriation culturelle qui lui sont liées.
Cette histoire collective, qui prend à partir des années 1950 le nom de « psychothérapie institutionnelle », entend transformer ce qu’Erving Goffman appelait les « institutions totales », ces lieux d’isolement où les individus sont administrativement privés de lien social et soumis à la gestion bureaucratique de leur vie et de leurs besoins. Tosquelles associe la possibilité de cette transformation à la guerre. Il fait référence à ce propos tant à son engagement comme psychiatre dans les conflits armés – la guerre d’Espagne, la dictature franquiste, la Seconde Guerre mondiale et la France occupée – qu’à l’état de guerre comme expérience du monde. Dans les années 1970 et 1980, il va jusqu’à écrire qu’il faudrait organiser une ou deux guerres par génération : si ce n’est que la guerre tue, qu’elle produit de la souffrance, il faudrait la considérer, dit-il, comme une expérience souhaitable. Parce qu’il y a moins de névroses en temps de guerre qu’en temps dit de paix ; parce que la guerre situe, permet de s’exposer et d’agir ; parce qu’elle conduit à se demander ce qu’est une lutte et quelles sont les luttes qui comptent.
Ces propos provocateurs de Tosquelles mettent en garde contre le danger passé et présent d’un rapport dépolitisé à la vie des institutions et à leurs approches normées de la santé et de la folie ; et ceci de l’école à l’université, dans les lieux de travail comme dans les espaces de loisir, au cours de la maladie comme de la vieillesse. Faute de pouvoir identifier les dysfonctionnements des institutions ou les formes contemporaines d’autoritarisme, de paternalisme et de privation de liberté, nous souffrons d’un mal que nous sommes incapables de nommer ou transformer. Ces épisodes historiques n’appartiennent pas qu’au passé, ils ne parlent pas seulement de l’Europe des fascismes. Ils résonnent dans le malaise de l’institution en cette époque de néolibéralisme. Les pratiques collectives mises en œuvre par Tosquelles ont introduit dans le champ clinique et thérapeutique, comme dans le champ politique et littéraire la question de la vie vécue, si souvent absente de notre expérience contemporaine des institutions.
Le parcours de François Tosquelles est le plus souvent résumé à l’action qu’il a menée à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère, à partir de 1940 ; au récit légendaire d’un groupe d’hommes réunis dans ce lieu qui accueillait des résistants tandis que la France laissait mourir de faim 40 000 patients. Le psychiatre Max Lafont a parlé d’« extermination douce » pour qualifier ces morts dues à l’abandon, à la faim, au froid et à la carence généralisée de soins dans les hôpitaux français, tandis qu’à Saint-Alban on organisait la survie en mettant en œuvre des formes de coopération avec l’environnement local.
Dans la première moitié des années 1940, grâce aux liens du psychiatre Lucien Bonnafé avec l’avant-garde, la Résistance et le communisme français, l’hôpital de Saint-Alban accueillit, entre autres, le poète Paul Éluard, le peintre Gérard Vulliamy, le philosophe, médecin et historien des sciences Georges Canguilhem, l’historien du cinéma Georges Sadoul et le photographe Jacques Matarasso. Le poète et théoricien dadaïste Tristan Tzara ainsi que Jean Dubuffet s’y rendirent après la guerre – sur le conseil de Paul Éluard. Dubuffet y trouva en Jean Oury, alors jeune psychiatre, un interlocuteur privilégié. Frantz Fanon, à l’époque interne en psychiatrie, passa un an et demi (1952-1953) à travailler à Saint-Alban avec Tosquelles ; Peau noire, masques blancs venait de paraître et il était sur le point de s’engager dans la lutte de l’Algérie pour l’indépendance.
Ces noms ont été transmis au prix de l’effacement de bien d’autres. C’est le cas, en particulier, de ceux des femmes engagées dans le travail à l’hôpital : la psychiatre Agnès Masson, directrice de Saint-Alban dans les années 1930, qui fut à l’origine de la géo-psychiatrie ; la psychiatre Germaine Balvet – l’épouse de Paul Balvet, directeur de l’hôpital à l’arrivée de Tosquelles –, autrice d’une thèse sur les traitements à l’insuline, qui introduisit les soins homéopathiques aux herbes médicinales au sein de l’établissement ; Nusch, l’artiste et la compagne d’Éluard, qui prit part à l’organisation du théâtre ; ou encore la fille d’Éluard et de Gala, qui publia des textes sur les femmes de Saint-Alban dans le journal communiste Les Étoiles sous le pseudonyme de Cécile Agay.
Tosquelles rappelle que Nusch et Cécile Éluard prirent même part à la psychothérapie de quelques schizophrènes. Ce silence autour de la présence des femmes trahit l’histoire collective de l’hôpital ; pour la rétablir et dire de quelle manière la subsistance a été rendue possible, il faut mentionner encore Elena Álvarez, l’épouse de Tosquelles, les religieuses de l’ordre de Saint-Régis et leur mère supérieure Théophile, le personnel soignant, les formateurs, les malades. François Tosquelles a mené de front à Saint-Alban vie familiale et travail collectif, avec Elena et leurs quatre enfants qui, à l’exception de Marie Rose (née à Reus en 1936), sont tous nés à l’hôpital et y vécurent, comme et avec les enfants des autres médecins et administrateurs.
Ce livre tente de redessiner les contours de cette histoire et de la vie matérielle à Saint-Alban en les inscrivant dans une autre constellation de noms propres, de corps et de vies vécues. Il cherche à désapprendre certains des moments emblématiques d’un récit légendaire et à le raccorder à des expériences de transformation culturelle, politique et psychiatrique, auxquelles Tosquelles avait participé plus d’une décennie avant son arrivée en Lozère : en Catalogne, entre Reus et Barcelone ; en Espagne, entre Sarinyena, Benabarre, Bujaraloz et Almodóvar del Campo ; en France, dans le camp d’internement de Judes à Septfonds.
La plupart des textes de Tosquelles écrits en catalan et en espagnol n’avaient jamais été traduits en français, et certains de ses textes en français demeuraient introuvables. Ce livre rassemble donc un ensemble de nouvelles traductions et d’essais difficilement accessibles parus dans des revues, journaux ou publications scientifiques. Il se présente sous la forme de morceaux choisis dans la vaste production intellectuelle, clinique et politique de Tosquelles, entre les années 1930 et 1990, et s’accompagne d’une importante documentation photographique et cinématographique. Cette anthologie de fragments s’inscrit en parallèle du projet d’édition de l’œuvre intégrale, intitulé Archives complètes et mené par Jacques Tosquellas aux Éditions d’une dirigées par Sophie Legrain.
J’aimerais que ce livre permette tout à la fois de se souvenir et d’apprendre, d’hériter et d’inventer, au croisement de la mémoire que nous ne possédons pas encore et de l’imagination qui nous fait défaut dans nos rapports avec les institutions contemporaines et leurs maladies.