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Stig Dagerman

L’Île des condamnés

Traduction du suédois par Jeanne Gauffin

mardi 22 septembre 2009

Écrit par un homme de vingt-trois ans angoissé face à ce monde enlisé dans l’horreur de la Seconde Guerre mondiale (dont l’Europe vient de sortir pour inaugurer la guerre froide) et rêvant d’une humanité solidaire, L’Île des condamnés exprime avec force le drame d’un monde où la fraternité n’est plus capable de renaître dans le cœur des hommes.La réédition de ce roman en même temps que son recueil La Dictature du chagrin donne à voir la manière dont Dagerman, du court texte de presse au long roman existentialiste, fouille les états d’âme aux prises avec les rôles sociaux des sociétés modernes.

Connu en France pour son court texte « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », Stig Dagerman (1913–1954) fut salué dès son premier roman, Le Serpent (1945), comme l’un des espoirs majeurs de la littérature suédoise. Son œuvre mêle écrits littéraires et journalistiques parmi lesquels les romans L’Enfant brûlé et Ennuis de noces ; le recueil de nouvelles Tuer un enfant et le récit Automne allemand.

« Mais un jour, la lettre arrive. Il la trouve un soir en rentrant chez lui, posée debout sur la cheminée comme une ombre blanche menaçante. C’est la première chose qu’il remarque dans la pièce, mais il fait semblant de n’avoir rien vu et se met à table. Il construit des tunnels d’écailles de crevettes sur son assiette, en bouche les ouvertures avec des épluchures de pommes de terre, mais à quoi bon. Le couteau de la peur et la fourchette pointue de sa conscience grattent durement contre la porcelaine grise, lentement la dorure du devoir commence à s’écailler ; il regarde sa mère dont les yeux sont purulents et la peau fortement tendue sur les os du visage ; la petite pièce triangulaire comprime pour ainsi dire toutes leurs pensées, tous leurs espoirs, leurs idées, leurs désirs en une sorte d’écheveau écoeurant. Comme il souhaiterait pouvoir sortir de ce tunnel d’écailles de crevettes et d’épluchures de pommes de terre où il est destiné à rester éternellement enfermé. Et il implore le couteau : coupe dans mes épaisseurs de laine, dans la dorure de ma nudité ; et la fourchette : empale mon contentement et mon empoisonnement de diagrammes sur tes griffes argentées.D’un geste brusque, il prend la lettre, l’ouvre et s’écrie : "Je dois partir !" »« Il s’ensuivit sur l’île un moment de confuse espérance. Une fois encore, chacun découvrait en tremblant qu’il vivait, le froid mortel de la nuit avait enfin cédé, une douce chaleur pénétrait leurs membres à tous ; soudain quelqu’un crut entendre un oiseau chanter, alors ils se levèrent timidement en silence et se regardèrent désemparés, c’était un peu comme plonger dans une eau inconnue – mais rien encore ne se produisit. […] Le feu brûlait sur le rivage, les branches humides qu’ils arrachaient et jetaient par-dessus la falaise donnaient une fumée tranquille qui montait toujours droite et leur picotait les yeux, elles chauffaient très mal, mais maintenant ils n’avaient plus rien ni à cuire ni à rôtir. Ils entretenaient le feu comme un symbole d’espoir qui montait vers le ciel et que rien ne pouvait arrêter. »


Agone, 280 pages, 23,40 euros