L’idée d’un numéro centré sur les alliances improbables auxquelles l’activisme des libertaires pouvait donner lieu (ou dans lesquelles il pouvait s’inscrire) avait germé bien avant que le mouvement des gilets jaunes ne fasse irruption dans l’espace public. Il s’agissait primitivement d’interroger ce que produisait la rencontre dans un laps de temps plus ou moins long entre des personnes venues d’horizons parfois très différents à l’occasion d’une commune opposition au racisme, à la condition faite aux sans-papiers ou aux sans-logis, dans des luttes contre de grands projets inutiles, plus récemment encore à l’occasion des mobilisations sur le climat, etc. À défaut d’être objectivement improbables, de telles rencontres, en tant qu’elles transgressent les frontières sociologiques (entre paysannerie, prolétariat ou sous-prolétariat et petite-bourgeoisie intellectuelle), idéologiques (entre catholiques et anarchistes dans le cas de mobilisations pour les sans-logis ou les migrants), ou tout simplement les frontières du militantisme, sont en tout cas inattendues.
Elles ont pour premier effet de remettre en cause le confort plus ou moins résigné de l’entre-soi sociologique ou militant. Tout aussi inattendue était la bruyante confirmation de l’actualité de cette réflexion par le phénomène proprement extraordinaire que représente le mouvement des gilets jaunes. Par-delà l’unité du code vestimentaire, ce mouvement a en effet été d’une diversité exceptionnelle : dans ses revendications, dans ses modes d’organisation ou de refus de l’organisation, dans sa composition sociale, du point de vue de l’expérience militante des personnes qui s’y sont engagées, dans son rapport à la question de la représentation etc. Cette diversité contribue à expliquer les réactions ambivalentes qu’il a pu susciter, y compris parmi nous.
Un tel mouvement donne une acuité particulière aux questions qui traversent le dossier de ce numéro. Qu’est-ce qui produit de telles rencontres, et que produisent-elles, dans l’action et sur les personnes qu’elles engagent ? Les éventuelles alliances qu’elles produisent sont-elles de l’ordre de l’affinité ou du mariage de raison ? Qu’est-ce qui fait de ces rencontres inattendues de bonnes ou de mauvaises rencontres ? Dans quelle mesure, plus précisément, ne produisent-elles pas la confusion, ou à tout le moins ne conduisent-elles pas à la dissolution du projet libertaire ? Autrement dit : qu’allons-nous faire dans de tels mouvements, lorsque nous y prenons part ? Qu’y trouvons-nous qui nous y attire ? Mais il se peut aussi que de telles rencontres n’aient pas lieu, parce qu’on a peur de s’y perdre, parce qu’on ne le sent pas, parce qu’elles ne semblent pas devoir produire les effets désirés – et de fait, nombre d’entre nous ont, au moins initialement, eu des réticences devant un mouvement comme celui des gilets jaunes. Assurément, de telles questions ne se posent pas de la même manière à des libertaires, dans la mesure où nous n’avons pas pour ambition, en participant à de tels mouvements composites, d’y prendre le pouvoir, d’y faire de l’entrisme ou du noyautage.
De fait, ces rencontres inattendues et ces alliances improbables ne sont pas une nouveauté dans l’histoire du mouvement libertaire. On en trouve un premier exemple à l’époque de l’affaire Dreyfus, lorsque nombre d’anarchistes se joignirent aux libéraux, radicaux et socialistes dreyfusards, passé le moment d’hésitation à s’engager dans ce qui paraissait d’abord une affaire interne à l’armée française. Elles sont peut-être même constitutive du mouvement anarchiste, qui naît de sa rencontre avec le mouvement ouvrier. Et on ne saurait oublier que certaines de ces rencontres ont historiquement été manquées : entre zapatistes et anarcho-syndicalistes à Mexico lors de la révolution mexicaine, entre anarcho-syndicalistes et nationalistes marocains lors de la guerre du Rif, entre ouvriers et étudiants en Mai 68 – pour ne prendre que quelques exemples. Mais parce que dans la rencontre, s’articulent une dimension parfois individuelle (j’ai rencontré telle ou telle personne, que je n’aurais peut-être pas dû rencontrer) et un niveau collectif et historique, il se pourrait que de telles rencontres soient constitutives d’un devenir révolutionnaire, qui implique le décloisonnement et l’abolition, au moins temporaires, des frontières entre les classes.
Pour écrire sur de telles convergences ponctuelles, se posait à l’évidence la question du point de vue. Qu’aurions-nous par exemple à dire de plus sur un mouvement composite en le regardant de l’extérieur que ce qu’en disent les participants eux-mêmes ? Une telle question se posait d’autant plus s’agissant des gilets jaunes, qui ont été l’occasion d’un déferlement d’analyses en tous genres, le plus souvent perplexes, de la part notamment d’universitaires, dont certains sympathisants libertaires, qui se gardaient bien de participer au mouvement. Ne voulant pas en rester à un point de vue extérieur ou surplombant, nous avons fait le choix de poser des questions aux expériences dans lesquelles nous étions impliqués.
L’ambition de ce dossier est ainsi à la fois large et modeste : il s’agit, en rendant compte d’expériences, d’ententes de terrain et de terrains d’entente, parfois de dimensions réduites, de poursuivre une réflexion sur ce que pourraient être des dynamiques insurrectionnelles voire révolutionnaires dans nos sociétés, réflexion amorcée dans les n° 24 (« À la recherche d’un sujet révolutionnaire »), 28 (« Indignations, occupations, insurrections ») et 36 (« Réinventer la révolution ») de notre revue.
On trouvera en outre dans ce numéro une rubrique « Continuer le débat », avec une réponse de Jean-Marc Royer à la recension collective de son ouvrage dans ce même numéro. En Transversales, Tomas Ibanez rend hommage à Eduardo Colombo et Amedeo Bertolo en confrontant leurs pensées, et René Fugler, réagissant à une récente parution, revient sur les coulisses du « scandale de Strasbourg » où, en 1966, libertaires et situationnistes furent impliqués autour de la parution du fameux pamphlet De la misère en milieu étudiant.
La commission du numéro 42